Le transfert : clef de voûte pour un dispositif d’accueil du jeune enfant

Marie-Hélène Malandrin

J’ai rencontré Françoise Dolto dans la dernière période de sa vie, au moment où elle a pris sa retraite d’analyste. Elle avait alors 70 ans.

De 1977 à 1979 j’ai travaillé avec elle et quatre autres personnes [1] à l’élaboration d’un lieu d’accueil enfants / parents, qui a pris le nom de Maison Verte : architecture et rédaction du projet, recherches de financements et de locaux. Le petit texte que nous avons distribué aux passants et aux commerçants le jour de l’ouverture dit bien que ce « lieu n’est ni une crèche, ni une halte garderie, ni un centre de soins. C’est un lieu de parole, de détente, où mères et pères, grands-parents, nourrices, sont accueillis avec les enfants qui les occupent et parfois les préoccupent. Les petits y rencontreront des amis. Les femmes enceintes et leurs compagnons, ainsi que les petits aînés peuvent aussi venir, car l’arrivée d’un enfant est un moment très important et parfois difficile dans une famille… »

A la Maison Verte, nous sommes donc dans un lieu de parole, de socialisation, de loisirs, un lieu comme le disait F. Dolto « du tout-venant » 

La question du transfert

Dans ce cadre si différent de celui de la cure se pose pourtant la question du transfert !

Voilà ce que pouvaient en dire en 1986 quelques accueillants[2] réunis à la Maison Verte :

P B : « Qu’est-ce qu’on peut dire du transfert maintenant, 7 ou 8 ans plus tard avec l’expérience que nous avons acquise » ?

M. N R : « Est-ce que tu continues à dire : transfert sur l’analyste, ou sur la Maison Verte »? 

F. D : « C’est sur chacun de nous » !

P.B : « Je suis persuadé que le transfert est très complexe et qu’il y a des niveaux transférentiels très différents, sur les personnes, sur l’institution, nos transferts à nous, les uns sur les autres. Cela touche aux liens, à ce qui se passe à l’évidence ici et à ce qui se passe dans notre intimité à chacun d’entre nous. »

F.D : « Je crois que justement nous n’avons pas à le savoir, nous avons à le vivre. Si ça doit être travaillé, c’est en dehors d’ici, chacun peut le voir avec un analyste. Mais, ici nous sommes là pour souffrir, subir ou jouir de notre transfert »

C.L :  « Qui nous ? »

F. D : « Nous les analystes…et les personnes d’accueil, nous tous, et y compris les parents »

P.B : « Tu sais bien, et beaucoup mieux que moi, ce qui peut se passer au moment d’une création, autour de certaines idées dans les institutions psychanalytiques : combien les problèmes de transfert à l’intérieur de ces structures sont des choses qui sont difficiles à analyser, d’une façon collective ».

F. D : « Ecoute, le transfert c’est ce qui se répète, et il y a dans la Maison Verte, du nouveau tous les jours qui n’est pas dans la répétition » !

Dans cet échange très vif, qui se situe sept ans après l’ouverture de la Maison Verte, nous pouvons constater qu’il ne s’agit pas seulement du transfert, mais des transferts.

Nous pouvons aussi noter que F Dolto récuse ici l’idée de transfert sur le lieu qu’on lui prête pourtant souvent et qui fait même dogme dans de nombreuses équipes.

Elle soutient d’ailleurs sa position avec une certaine véhémence, en affirmant que le transfert c’est quand même quelque chose qui se passe sur une personne, et non sur un lieu.

Dans cette discussion, elle refuse catégoriquement de se laisser ligoter par les transferts imaginaires sur sa personne, et renvoie chacun à un travail d’élaboration avec un analyste à l’extérieur, si cela est nécessaire.

Enfin elle évacue la question du transfert analytique dans la pratique de l’accueillant en disant : « le transfert c’est ce qui se répète, et il y a dans la Maison Verte du nouveau tous les jours qui n’est pas dans la répétition ».

Les années ont passé. Il me semble nécessaire aujourd’hui de réactualiser cette question du transfert et des transferts.

Pour soutenir ma réflexion, je m’appuierai simultanément :

– sur des petits instantanés qui s’inscrivent sur une période de vingt-cinq ans et qui sont pris dans les trois institutions où j’ai été amenée à intervenir auprès du jeune enfant : un service d’A.E.M.O[3][i], la Maison Verte, et un centre d’hébergement,

– sur une conférence de F.Dolto au C.F.R.P[4], en 1986,

– sur des séquences de travail conduits avec des enfants entre deux ans et demi et trois ans : Mariéta, Baptiste, et Simon.

INSTANTANES

– Janvier 1979, premier mois d’ouverture de la Maison Verte. A la fin d’une journée où je travaille avec F. Dolto, je lui propose d’enlever un morceau de savon qui se trouve près du bac à eau, compte tenu de l’utilisation tout à fait spéciale qu’en fait Mariéta (deux ans et demi). « Ce n’est pas comme cela qu’un psychanalyste travaille » me répond-elle.

 Je reste une seconde sidérée, puis je réplique : « Très bien, continuons comme cela, le psychanalyste aura raison, mais la mère ne reviendra pas et l’enfant restera seul avec sa question ».

– Avril 1987 : il est 18h30 à la crèche du centre d’hébergement, les mamans commencent à venir chercher leurs enfants. Simon, un petit garçon de deux ans et demi s’approche de moi. Dans un souffle à peine audible il murmure : « J’ai mal à la gorge ». Au fond de ses yeux il y a comme une attente anxieuse.

 Je lui demande : « Montre moi où tu as mal à la gorge ». Il me montre son pénis. Je lui dis : « Très bien. Va chercher ton manteau. Nous allons aller voir si ta mère est là. »

A mon retour je suis accueillie par mes collègues scandalisées. La plus directe résume ce que pensent les deux autres : «  Tu nous as laissées stupéfaites. Tu es complètement folle et tu vas le rendre fou. Il te dit : « J’ai mal à la gorge » – et  tu lui réponds : « Va chercher ton manteau »!

–  Janvier1988 : un soir de réunion à la Maison Verte, au cours d’une discussion sur les effets possibles d’une transmission de notre travail dans des lieux qui reçoivent des tout petits, je commence à raconter cette séquence du centre d’hébergement. J’ai à peine le temps de dire que Baptiste me montre son pénis en lieu et place de sa gorge que surgit du fond d’un fauteuil une voix péremptoire qui profère : « Mais tu fais du Dolto ! » 

Cette interruption a pour effet de m’inscrire momentanément dans un effet de stupeur qui n’a rien à envier à celui de mes collègues.

– Mars 1990 : il est 7 heures 30 du matin. J’arrive en voiture au centre d’hébergement. Devant l’entrée, une collègue, rouge et essoufflée, se débat avec Baptiste un petit garçon de trois ans qui se roule par terre de colère en agitant les pieds dans tous les sens. Cinq enfants attendent qu’il veuille bien se calmer pour monter dans un petit bus qui les emmène à l’école maternelle. Ma collègue exaspérée me dit brièvement que l’enfant veut monter dans la voiture de l’homme d’entretien. Ce dernier considère cette demande comme un caprice, et pense qu’une bonne fessée lui ferait du bien.

Je propose alors à Baptiste de le conduire à l’école dans ma voiture, ce qu’il accepte avec soulagement. Tout en roulant, je lui demande : « qu’est ce que tu as à crier comme cela de bon matin ?» Il ouvre la bouche pour répondre, mais je l’interromps avec agacement en disant : «  Il a raison Jean, il y a des matins où des fessées se perdent. » Sidéré il se tait, et c’est dans un lourd silence que nous continuons notre chemin.

Je l’accompagne jusqu’à sa classe, lui dis au revoir, puis tourne les talons. A ce moment là j’entends une petite voix qui m’appelle : « Marie Hélène, Marie Hélène ». Je me retourne, il est là, planté dans l’embrasure de la porte, bien droit, très calme, il me regarde sans sourciller. Tranquillement il énonce : « Aujourd’hui, tu es sourde !»

  « Tu es folle » disent mes collègues éducatrices. «Tu fais  du Dolto » dit mon collègue psychanalyste. « Ce n’est pas comme cela qu’un psychanalyste travaille » dit Dolto. « Tu es sourde » dit l’enfant.

Fragments de phrases, de mots, qui tissent la trame d’un tissu qui s’étire sur des années.

 Fil d’Ariane d’une chaîne associative qui cherche son chemin dans le labyrinthe de la pensée et dessine parfois des arabesques de Père Ubu, puisque  je fais du Dolto quand je suis folle, que je suis sourde quand j’entends, que je ne suis pas psychanalyste quand j’écoute.

Fil d’Ariane d’une chaîne associative qui cherche son chemin dans le labyrinthe de la pensée et laisse entendre parfois un silence  où le sujet s’est mis aux abonnés absents, le temps de reprendre son souffle ; un silence  où le sujet reste là bouche–bée, privé de souffle.

Car le sujet peut rester sans voix !

Alain Didier Weill, dans son livre Les trois temps de la loi, écrit, que pour « produire un tel suspens de la parole, l’événement sidérant doit, comme le tonnerre, être soudain et imprévu. Le caractère provisoire de cette suspension de la parole est propre à l’étonnement qui est fugace car sa durée de vie ressemble à celle d’une étincelle ; elle est vouée à ne pas durer et à ne laisser que le souvenir d’un « blanc », d’un instant éphémère où le sujet a été déshabité par la parole. »[5]

(…) « Ainsi l’obligation, dans laquelle est le sujet, de devoir en passer par une sidération éphémère, pour articuler le temps du désir inconscient, est l’expression d’un commandement auquel le sujet peut obéir ou ne pas obéir. »[6] 

 Etre déshabité par la parole  n’est donc pas sans incidence sur la façon d’habiter son désir.

CONFERENCE DU C.F.R.P

Pour continuer à mettre au travail cette question du ou des transferts, je vais confronter le discours public tenu par F. Dolto en 1985[7] à propos de la place du psychanalyste à la Maison Verte avec la pratique de la psychanalyste /accueillante F. Dolto, dans, la Maison Verte.

Dans ce qu’elle appelle « un récit associatif de ses expériences », F. Dolto se propose de répondre à trois questions dont celle du rôle spécifique que peut y jouer un psychanalyste.

La première chose qu’elle énonce  à ce sujet c’est que « nous travaillons toujours à trois : deux personnes d’accueil et un psychanalyste…»

La seconde c’est que « le psychanalyste est connu comme tel, mais il reste moins longtemps à la Maison Verte. Trois heures au lieu de cinq ! C’est important. En raison de  » l’aura  » un peu  » magique  »  qui est liée à cette fonction (d’ailleurs ignorée) ils ont souvent plus d’impact. Donc l’un compense l’autre. »

Puis, F. Dolto affirme que le psychanalyste à la Maison Verte est là : « pour boire l’angoisse, poser concrètement les faits tels qu’ils sont au lieu de laisser l’imaginaire produire de la mousse » (…) « Pour parler trivialement, dit-elle, on pourrait dire que le rôle du psychanalyste est bête comme chou, dans la vie courante et dans l’éducation …

Le rôle du psychanalyste, c’est de poser un être humain dans son identité, son espace, son temps, sa lignée paternelle et maternelle, et lui permettre les médiations imaginaires qui soutiennent la symbolisation des relations humaines…

Le psychanalyste n’a pas de conseils   »  magiques »  à donner. D’ailleurs un psychanalyste, dans son métier, ne dit jamais rien ou presque. Mais, à la  Maison Verte: nous ne faisons pas  » métier  »  de psychanalyste, nous sommes des  » psychanalystes dans la cité »  c’est-à-dire des psychanalystes qui, au contraire, participent et parlent en paroles et en actes…

Modestement notre rôle se borne à éveiller l’intuition maternelle et l’intuition paternelle ».

Dans cette conférence de 1985,  F. Dolto parle  donc de « deux personnes d’accueil  et d’ un psychanalyste là seulement trois heures sur cinq en raison de l’aura un peu magique qu’il a pour les parents,

Ces propos connus circulent depuis l’ouverture de la Maison Verte,  de nombreuses équipes en France et à l’étranger se sont structurées sur cette dualité un analyste/deux accueillants.

Or, il se trouve que l’année précédente, en 1984, un long débat a divisé l’équipe quant à savoir si cette dualité conjoncturelle inscrite dans la préhistoire de la Maison Verte relevait également d’une nécessité structurelle. Nous étions alors un certain nombre, dont  F. Dolto, à penser que non. Face aux résistances de certains qui se refusaient à entendre les implications théoriques de cette dualité, F. Dolto était prête à démissionner si ce point de vu n’était pas pris en compte.

Nous posions alors un acte symboliquement nécessaire: psychanalystes  et accueillants  présents ensembles à l’accueil cinq heures par jour, percevront à l’avenir le même salaire[8]. Nous inscrivions ce faisant dans notre fonctionnement une véritable collégialité.

Si pour admettre cet acte, certains membres de l’équipe durent l’interpréter comme une mesure financière paritaire susceptible de satisfaire l’ego et le désir d’égalité de chacun,  je lui attribue quant à moi une toute autre dimension : celle d’un acte de refondation.

Par cet acte,  nous nous désengluions enfin de la place imaginaire du psychanalyste   qui serait là – sans être là- tout en étant là  et de son corollaire, « l’aura un peu magique » qu’il produirait  sur les parents. »

Nous pouvions dès lors mettre au travail  deux questions essentielles :

– comment l’enfant interroge la psychanalyse dans ces lieux ?

– comment l’accueillant peut être présent analytiquement  pour un sujet, dans le hic et nunc d’une rencontre ?

La vignette qui suit  va me permettre de poser pourquoi la dualité  psychanalyste/accueillant, n’était que conjoncturelle et non structurelle.

MARIETA

Une maman Africaine vient avec une petite fille de deux ans et demi et son frère de six mois. Nous sommes dans le premier mois de fonctionnement de la Maison Verte et le coin d’eau où les enfants peuvent  être amenés à se mouiller, malgré les tabliers, produit des réactions passionnées chez les parents. Ce jour là, la maman de Marieta est la seule femme de couleur. Elle est inquiète, ne veut pas rester, surveille sa fille avec vivacité tout en restant debout, comme si elle prévoyait des bêtises à venir qui pourraient la mettre en situation délicate au milieu de tous ces étrangers.

L’enfant à un moment s’approche du coin d’eau ; sur une étagère, à portée de main, elle trouve un morceau de savon. Violemment, méchamment, elle le mouille et se frotte avec, les yeux, le visage, la bouche. Deux secondes après, elle hurle, se roule par terre et s’enferme dans une crise violente et interminable.

Françoise Dolto  essaye de lui parler. J’essaye aussi pendant que la troisième personne d’accueil s’approche de la mère qui semble très éprouvée devant le comportement de l’enfant. La mère a honte, elle remet son manteau, prend le bébé dans son dos. Elle veut partir.

Brusquement, c’est comme si le cercle des mères se mettait en mouvement. En deux secondes, les mots de réconfort se pressent. Elle est happée, entourée, réconfortée avec une telle chaleur qu’avec un soupir de soulagement, elle se rassoit. Elle commence à raconter son impuissance, sa fatigue, sa saturation face à cette petite fille qui répète, dès qu’elle le peut, son comportement compulsif.

Une visite. Une autre visite. La maman parle des colères de plus en plus violentes de Marieta, de sa solitude, de l’appartement de neuf mètres carrés, si petit  pour quatre personnes.

 L’enfant va à l’école depuis la rentrée de septembre,  l’institutrice,  confrontée aux colères de Marieta, a convoqué la maman pour lui dire qu’à son avis elle ne posait pas assez de limites à sa fille. Pour se défendre, celle-ci a répondu que même les coups de ceinture ne la faisaient pas obéir. La directrice  a alors convoqué la mère pour lui signifier que la loi française interdisait que l’on frappe un enfant ; elle l’a menacée d’un signalement au juge. Le père, blessé dans son autorité,  a menacé sa femme d’envoyer l’enfant au Mali chez sa propre mère qui  saurait, elle,  éduquer sa petite fille. Enfin, la mère a rencontré la psychologue scolaire, qui lui a dit qu’à son avis, l’enfant était jalouse de son petit frère.

Voici donc une maman épuisée, déboussolée, et une petite fille qui reprend mercredi après mercredi sa compulsion à se frotter les yeux, la bouche, le visage avec le savon. A chaque visite, l’enfant se projette sur le sol dans une colère sans fin. Elle n’entend  plus rien, et  nous  voyons la mère de plus en plus humiliée et impuissante face à ce comportement.

C’est donc pour soulager cette mère et donner un peu d’espace à Marieta que je suggère à F. Dolto d’enlever le savon, ce qui déclenche le rapide dialogue cité précédemment : « Ce n’est pas comme cela qu’un psychanalyste travaille »- «  Peut être, mais si la mère ne vient plus, le psychanalyste aura eu raison, mais Marieta restera seule avec sa question. ».

Si je réponds  aussi vivement à Françoise Dolto, c’est parce  j’ai une  certitude : avec ou sans savon la question de l’enfant continuera d’insister.

Françoise Dolto est revenue la semaine suivante, en disant : «  J’ai réfléchi, tu as raison : c’est une question, il faut tenir le coup »… et  elle est partie enlever le savon.

Cet après midi là, Marieta, privée de savon passe une superbe journée, et nous pouvons regarder avec satisfaction la maman, détendue, discuter avec d’autres mères. Soudain, en fin de journée, Marieta aperçoit sur une étagère une boite de lait en poudre, avec un beau bébé blanc souriant sur l’emballage. Elle prend la boîte, renverse le lait en poudre par terre, se met à plat ventre- puis, elle se frotte vigoureusement le visage dans la poudre, avec la même frénésie qu’elle mettait à se frotter le visage avec le savon.

Le signifiant blanc me sonne alors aux oreilles dans son  articulation avec le signifiant noir. J’interpelle alors vivement la maman : « Quand a-t-elle connu un blanc ? »  La mère qui s’est levée frémissante en voyant l’enfant se coucher par terre me répond sans hésitation : « Quand j’étais à la Maternité.  »

Son ton est grave, je la sens pour la première fois mobilisée à l’écoute de son enfant.

Elle reprend d’elle-même, très vite : «  J’ai accouché par césarienne de mon fils  et l’assistante sociale a placé Marieta dans une famille blanche pendant 15 jours ».

« Est-elle venue vous voir à la maternité ? »  « Non, elle m’a juste parlé au téléphone ! »

 Je saisis alors le combiné posé sur le bureau, je le tends à la mère en disant: « Appelez la ! »

La mère prend alors un timbre de voix très aiguë ; elle lance un appel à sa fille :

 « Marieta, Marieta, je suis à la Maternité, le bébé est né, je vais venir te chercher, chez la Madame !» 

Au premier « Marieta », l’enfant,  qui habituellement  n’entendait rien quand elle était en crise, a tourné son visage vers la voix maternelle,- dans le même temps F. Dolto se saisit du téléphone Fischer Price et dit : «  Ta maman t’appelle! »

 Mariéta le prend,  puis le lâche pour se précipiter vers sa mère qui  ouvre les bras pour la recevoir. Elle berce ensuite doucement sa fille comme on berce un bébé, en  chantonnant dans sa langue. Tout se passe comme si l’enfant émergeait alors soudainement d’un état quasi hallucinatoire qui aurait perduré depuis le moment traumatique du placement dans une famille blanche.

 Ce moment de travail peut être articulé avec un passage du livre d’Alain Didier Weill : Lila et la Lumière de Vermeer.

Il écrit : « Alors que l’absence de la mère est symbolique pour autant qu’elle alterne avec son retour possible, l’absence dans la mère est sans retour possible : elle introduit à la catégorie d’un trou réel, d’une impossibilité par rapport à laquelle l’infans ne peut pas répondre avec les moyens dont il dispose jusque là »… « il manque à jamais un signifiant »[9].

 Tout se passe poursuit-il, «  comme si le filet symbolique qui s’était originairement constitué avait été interprété par le devenant humain comme l’assurance définitive de ce qu’il y a de l’Un et que le traumatisme se donnait comme rupture de promesse …On m’avait laissé entendre qu’il y avait de l’Autre et on me montre qu’il n’y a plus d’Autre … C’est de cette perspective dualiste, gnostique, que le sujet doit s’arracher pour symboliser le trauma. Cette symbolisation consistera à substituer au  il y a ou il y a  pas  un, il y a et il y a pas en même temps ». [10]

La mère  entre sans hésitation dans ce processus de symbolisation. On peut même dire qu’elle l’anticipe. Elle n’hésite pas, ne discute pas, change de voix, va chercher l’enfant dans un autre temps, un autre lieu…Elle est ici  à égalité de savoir avec nous et nous concluons ensemble avec Mariéta.

L’acte de refondation que nous posons avec  F. Dolto en 1984 et dont j’ai parlé précédemment, permet de  penser, parler, transmettre la rencontre avec Mariéta et sa mère en 1979.

Cet acte inscrit une autre logique conceptuelle : la  question du transfert dans la pratique de l’accueil peut désormais être posée.

Baptiste

Aux Journées de l’ALDA de 2000,  j’ai développé cette idée que pour accueillir et entendre l’enfant, il faut que la personne d’accueil soit susceptible de recevoir les bavardages des enfants comme des textes de travail[11] .

Je m’étais entre autres appuyée pour cette réflexion sur l’histoire de Baptiste qui, à 2ans et demi était venu frapper à mon bureau avec cette demande surprenante : «Je voudrais que tu fasses le papa pour moi » et m’avait expliqué que « le papa c’est celui qui dit »[12]. Avec cette séquence inaugurale, Baptiste, m’a constituée comme lieu possible de ses élaborations d’enfant. Il a inscrit entre nous ce que Lacan appelle un dialogue analytique en me faisant occuper différentes places essentielles à sa structuration dans le transfert.

C’est lui qui, quelques mois plus tard,  dans la foulée du travail commencée, , me dit que je suis sourde parce que dans ma voiture, en le conduisant à l’école, je l’ai invité à parler pour aussitôt lui claquer la porte au nez  en lui disant qu’il y a des fessées qui se perdent  !

Le temps a passé et  il a fallu que je me souvienne d’un autre moment de travail avec Baptiste pour entendre ce qui était en jeu, entre nous ce jour de la colère.

 Baptiste avait  alors deux ans. Un jour, il s’était mis à tourner autour de la poussette d’un petit Sami de 18 mois. D’une voix aiguë, il avait crié : « Elle n’a pas de Sarah sa maman à lui ?»  La Sarah en question, était la psychologue que sa mère rencontrait alors une ou deux fois par semaine.

Sami était quant à lui, un enfant que sa mère nourrissait au sein tous les matins à la crèche, avant de partir à son travail. Pendant qu’il tétait, sa mère, elle, tétait les deux petits doigts qu’il lui mettait dans la bouche. Il  restait ensuite toute la journée dans sa poussette, immobile, comme un  légume. Si nous l’en descendions, il se tapait la tête contre le sol en hurlant. Nous étions toutes très inquiètes pour lui.

Baptiste avait  eu ce jour là, cette idée incroyablement juste : pour mettre ce « garçon légume » debout, il fallait que quelqu’un s’occupe de sa mère. 

Dans la nuit précédant la colère de Baptiste, sa mère avait beaucoup pleuré parce que sa psychologue (Sarah) lui avait annoncé qu’elle partait. Quelques jours avant, Baptiste avait également appris qu’il quitterait bientôt le jardin d’enfant, puisque sa mère allait avoir son  propre appartement.

F. Dolto dit : « Qu’il n’y a pas d’événement en soi pour l’inconscient. Ce qui importe, c’est la manière dont un sujet se fait un langage à partir d’un événement, ce n’est pas l’événement lui même »[13]

Baptiste, petit funambule de la vie, s’était construit un fragile balancier:

Une Sarah  pour elle sa mère, dans un bureau. Un qui  faisait le papa pour lui au jardin d’enfant Le matin de la colère, il venait sans doute de comprendre, que dans les mois à venir, il allait être seul avec sa mère et  risquait de nouveau d’être tout  pour elle.. C’était trop lui demander …

Comme le petit Simon couché dans sa poussette, il en avait perdu la verticalité, « cet axe de l’image du corps dans l’inconscient » comme le dit Dolto. [14]

Ce matin-là dans ma voiture, Baptiste s’attendait à reprendre notre dialogue analytique pour réactualiser « son organisation au monde ».

 Dans le positionnement analytique, il s’agit toujours comme le dit Lacan, « de savoir comment, à un moment donné, pointe vers l’autre ce sentiment si mystérieux de la présence. Peut-être est-il intégré à ce dont Freud nous parle dans la Dynamique du transfert, c’est- à dire à toute les structurations préalables, non seulement de la vie amoureuse du sujet, mais de son organisation au monde »[15]

SIMON

Revenons maintenant à mes collègues du centre d’hébergement, et à leur réaction indignée après que j’ai dit à Simon qui avait mal à la gorge : « Va chercher ton manteau. Nous allons aller voir si ta mère est là. »  La séquence avec l’enfant avait  été tellement rapide que je n’avais pas prévu l’effet d’étrangeté qu’allaient produire mes paroles.

A mon retour, j’avais du faire face à mes collègues scandalisées. Je leur avais alors demandé : « Qu’auriez vous fait à ma place ? » – « Nous aurions regardé s’il était chaud et nous lui aurions pris sa température » m’avaient-elles répondu.

 J’avais alors repris les différents temps de mon intervention, pour que mes paroles ne s’inscrivent pas dans le registre « du miracle, du mystère, ou du miraculeux ».

Dans les secondes précédant sa plainte, j’avais vu l’enfant jouer tranquillement. Ce n’est qu’à l’arrivée de plusieurs mamans, qu’il avait brutalement arrêté son jeu pour venir me murmurer « J’ai mal à la gorge » avec une voix inaudible qu’il n’avait pas deux secondes avant. Doutant profondément de la réalité de cette douleur soudaine, je m’étais demandée si c’était vraiment à la gorge qu’il avait mal, d’où mon invitation à m’en désigner l’endroit.

Lorsqu’il m’avait montré son pénis, j’avais compris qu’il était dans un processus métonymique : il avait eu mal à la gorge/pénis au moment où les premières mamans étaient arrivées. Je savais qu’il avait un petit frère de quatre mois qui allait être opéré le lendemain d’une hernie inguinale, c’est à dire  qu’il avait peut être entendu dire que le petit frère avait mal à côté du zizi. Si la gorge se trouvait à hauteur du pénis, c’est parce que la gorge parlait aussi de maman. La semaine passée, Simon avait eu mal à la gorge, le médecin qui était venu en consultation avait dit : « Il a la gorge très enflammée, il serait mieux avec sa mère »

 Le pénis et la gorge viennent en représentation de maman, d’où ma réponse : « Va chercher ton manteau, on va aller voir si ta mère est là. »

Cette séquence  témoigne combien  le corps apparaît  comme le lieu projectif d’un conflit qui se joue sur la scène psychique.

Je n’avais pas laissé Simon dans ce rapport érotique à la langue. En sortant je lui avais transmis  comment j’avais compris qu’il voulait voir sa maman.

Le lendemain matin, il a fait une entrée remarquée à la crèche, plus décidé, plus droit, plus joyeux, comme si je lui avais donné une nouvelle sécurité intérieure en introduisant l’ordre de la parole dans son système langagier du moment.

C’est une constante  avec les enfants: quand ils effectuent dans la rencontre un  franchissement, ils se tiennent ensuite plus droit et  parfois… ils chantent. Ce constat doit nous rendre exigeants sur ce que nous transmettons.

 CONCLUSION

Il m’a semblé que le temps était venu de payer ma dette à tous les enfants qui m’ont fait faire un bout de chemin analytique et de soulever, pour eux, certaines questions laissées en jachère :

 Ce travail avec l’équipe de l’ALDA m’a donné l’occasion d’aborder celle  du transfert à la Maison Verte.

Pour  ce faire et rendre compte en 15 pages d’une réflexion qui couvre 25 ans de ma vie je me suis appuyée sur un  artifice d’écriture. J’ai choisi des séquences et une conférence datées. Je voulais pouvoir en faire à la fois une lecture diachronique, à travers le temps, et synchronique, c’est à dire une lecture d’après coup, celle que Lacan préconisait à ses élèves. « Une technique de lecture consistant à replacer chacun de ses termes dans leur synchronie, c’est-à-dire  de référer tout en même temps  chacune des parties de l’œuvre dans leur succession (diachronique) à sa totalité, chacune d’entre elles éclairant rétroactivement les précédentes. »[16]

En septembre 1977, j’avais ouvert dans le XVième arrondissement une journée par semaine,  un premier lieu d’accueil parents-enfants à partir de diverses observations qui contenaient toutes un moment d’achoppement, une défaillance, une fêlure, un acte manqué, un lapsus : tous ces petits phénomènes où Freud situe l’inconscient, nous dit Lacan. [17]

C’est entre autre à partir de cette expérience que j’ai accepté de m’associer  à l’élaboration du projet auquel commençaient à réfléchir  F. Dolto et quelques psychanalystes.

En 1979, j’affirme en présence de F. Dolto que le fait d’enlever ou de laisser un morceau de savon ne s’organise pas en référence au savoir-faire du psychanalyste, mais en fonction du désir d’entendre le texte de l’enfant comme une énigme à déchiffrer. Nous sommes dans le registre du symbolique. Il y a une relance de la parole.

En 1988, l’énoncé « tu fais du Dolto » de mon collègue analyste  prend des allures de constat que je ne prends pas la peine de contester. Nous sommes dans le registre d’un transfert imaginaire aux trouvailles cliniques de F. Dolto.

Je soutiens cependant que ce moment de travail avec Simon et avec mes collègues au centre d’hébergement, (qu’il n’a pas désiré entendre),  est un moment de transmission pour l’équipe : j’observe, je réfléchis, je conclus. Il y a là un travail de symbolisation à l’œuvre entre nous, et avec Simon.

« Faire du Dolto », c’est juste le contraire ! C’est enfermant, pour tous, Dolto y compris. Cela inscrit ses interventions dans un registre magique, miraculeux, mystérieux que l’on applique ensuite comme un truc de métier.

Poser la question du transfert spécifique à l’œuvre dans le travail de l’accueillant permet de ne pas convoquer le nom de Dolto comme signifiant sidérant.  

En 1984, ce collègue qui considérait qu’il devait y avoir une séparation structurelle entre l’accueil et l’écoute, d’où la dualité « un analyste/ deux accueillants » m’avait  écrit  sur une petite enveloppe cette citation de François Jacob :« Pour qu’un objet soit accessible à l’analyse, il ne suffit pas de l’apercevoir, il faut encore une théorie propre à l’accueillir (…)  Si la théorie d’accueil n’est pas mise en route, si elle ne devient pas une théorie vivante et évolutive, l’objet aperçu disparaît. »

Aujourd’hui, en 2005, je peux lui répondre qu’il n’y a pas de théorie de  l’accueil possible à partir de cette dualité

J’ai tenté d’en faire ici la démonstration.

Je ne sais toujours pas pourquoi, en 1986,  F .Dolto efface lors de la conférence au CRFP en deux phrases l’acte posé par elle en 1984, mais je choisis de soutenir ce qui fait cohérence avec sa pratique !

 F. Dolto au quotidien de l’accueil à la Maison Verte était d’une extraordinaire liberté créative,  elle savait pleinement reconnaître que l’éthique du tout petit n’a rien à faire de l’aura un peu magique du psychanalyste. Elle était continuellement en analyse avec l’enfant, parce que l’enfant interroge l’inconscient : le nôtre et celui des parents quand il parcourt le chemin de sa structuration. Elle n’ignorait pas que le transfert imaginaire n’est pas prévalent dans la rencontre avec le jeune enfant.

A la Maison Verte, ce n’est pas la présence d’un analyste par journée ou d’un analyste superviseur de l’équipe qui fonde une pratique innovante dans le social, c’est la façon dont chaque accueillant soutient ce pari inaugural : prétendre dans cet accueil au quotidien, éduquer, et, être le cas échéant, analyste pour un sujet .

L’acte éducatif et l’acte analytique ne se délèguent pas. Ils s’assument. Le transfert est la clef de voûte du positionnement analytique dans l’accueil. En prendre le risque « est le prix à payer pour être analyste dans la cité. »[18]


[1] Pierre Benoît ; Françoise Dolto ; Colette Langinion, Bernard.This, ( psychanalystes) ; Marie Noelle Rebois ; Marie Hélène Malandrin (éducatrices).

[2] P. B: Pierre Benoît ;  F. D: Françoise Dolto,  CL: Colette Langignion,  MNR : Marie Noël Rebois

[3] Service d’Actions Educatives en Milieu Ouvert

[4]

[5] Didier-Weill, A. Les trois temps de la loi, Paris, Seuil,1995, 118.

[6] ibidem p. 121

[7] DOLTO, F., Conférence au Centre de Formation et de Recherche Psychanalytiques, octobre 1985,

[8] Les salaire étaient à peu près de cet ordre : les médecins  100 francs environ, les psychologues 70 francs, les éducateurs 45 francs.

[9] Didier-Weill,  A:., Lila et la lumière de Vermeer, Paris, Denoël, 2003, 105,

[10] ibid p. 107

[11] Malandrin, M.H., Le papa c’est celui qui dit   in  SCHAUDER, C. (ss. la dir.) Lire Dolto aujourd’hui, Ramonville, Erès, 2004, 13- 25

 

[13] DOLTO, F., Dialogues Québécois, Paris, Seuil, 1987, 124

[14] DOLTO, F., Séminaire de psychanalyse d’enfant. 3 ,Paris, Seuil, collection Essais, 1988, 121

[15] LACAN, J., Le Séminaire. livre I. Les écrits techniques de Freud., Paris, Seuil, 1975, 60

[16] LACAN, J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, 856

[17] LACAN, J., Le Séminaire livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1964, 27

[18] DOLTO, F., Conférence au Centre de Formation et de Recherche Psychanalytiques, octobre 1985,.


[i] Service d’Actions Educatives en Milieu Ouvert