Un enfant reconnu comme sujet

Claude Schauder . Strasbourg

L’enfant doit d’abord être nommé et reconnu dans une identité distincte de ceux qui l’entourent. Soutenu par un groupe ouvert où les règles se parlent, il pourra alors construire tranquillement son autonomie.

 Ce que des lieux inspirés de la Maison Verte comme la Maisonnée de Strasbourg se proposent de réaliser en matière de socialisation et de prévention découle directement de certains constats et enseignements de la psychanalyse et en particulier de ceux relatifs à ce que Françoise Dolto appelait la lèpre symbolique. Faite de déshumanisation, de solitude, de ruptures des liens familiaux et sociaux, de disparitions des traditions et des repères qui s’y trouvent associés, cette lèpre concerne l’ensemble de nos sociétés dites modernes et atteint tout spécialement le petit d’homme en tant que de ce «symbolique dépend tout ce qui le fera être sujet à part entière, être de filiation et de langage, maillon de deux lignées qui croisent leur histoire au travers de la sienne et font de lui un élément d’un groupe social auquel il appartient et duquel il dépend… »

Rappelons que de son inscription dans le symbolique dépend qu’il parvienne à se constituer comme un, unique parmi les autres, mais aussi qu’il réussisse à se socialiser, c’est-à-dire à trouver sa propre place parmi ses semblables.

Parfois, faute de pouvoir être levés par ce qui peut leur donner ou redonner du «sens » (c’est-à-dire par le langage), certains «ressentis » et les souffrances qu’ils génèrent, s’enkystent et s’installent : les difficultés deviennent problèmes ; le sujet et les relations qu’il entretient avec lui et ce qui l’entoure se troublent. Chez le tout-petit nous parlons de troubles relationnels précoces. Ils s’expriment par le biais de comportements ou de symptômes du corps (qu’à défaut d’entendre, la médecine étiquette), et viennent toujours dire quelque chose d’une entrave au processus de symbolisation conformes à l’éthique (et donc à l’intérêt) du sujet dans ce que Françoise Dolto disait être son allant-devenant-grand. Tantôt d’allure bénigne, tantôt l’air malin, toujours ils laissent leur marque sur le devenir de l’enfant qui en est le porteur et leur est assujetti.

UN CHANGEMENT LIBÉRATEUR  DES ENFANTS

Face à ces constats et à la question de savoir comment prévenir de pareilles blessures. Françoise Dolto répondait sans détour, clans la tradition de ceux avec qui elle avait créé voilà plus de vingt ans les CMPP1 : « C’est une évolution des mœurs dans l’élevage et le respect de la liberté des petits et des jeunes, au contact des adultes de la famille et de la société, qui modifiera l’avenir et le destin personnel des humains.»2 C’est par l’éveil du cœur et de l’esprit de l’enfant à la confiance en lui-même qu’il pourra atteindre une autonomie sécure seul, en famille ou en société. Cette autonomie nécessite le respect de son rythme de développement, de ses infériorités naturelles, la délivrance du langage concernant toutes les questions qu’il pose, des paroles vraies dites par les adultes à l’occasion des événements quotidiens (joie, peine, souffrance) et qui vont le faire accéder à la distinction entre l’imaginaire et la réalité, ainsi qu’à la sécurité. « C’est cette modification des mœurs éducatives qui peut être la révolution libératrice des enfants et la meilleure des prophylaxies des troubles actuels de l’inadaptation d’un si grand nombre d’entre eux. » 2

Récusant l’idée qu’il faille, et qu’on puisse, tout attendre d’un bouleverse­ment politique, Françoise Dolto affirmait que l’urgence est dans l’évolution des mentalités :

« Si la façon de laisser aller les relations mère-père-enfant, soignants et adultes préposés à la puériculture, à l’éducation et à l’enseignement des enfants, reste ce qu’elle est, continuant de maintenir l’idée de normes abstraites pour l’élevage dérythmant, le sevrage brusque, la propreté sphinctérienne précoce, l’interchangeabilité des nourrices. tout cela pour la commodité des adultes en l’absence de paroles vraies adressées à la personne de l’enfant, et sans respect de son corps, de son cœur, de son intelligence pour en faire un objet soumis au bon plaisir des adultes et non un sujet de langage, aucun bouleversement (les institutions politiques et systèmes socio-économiques ne changera rien à la détresse des en­fants… »2. Pour participer à l’évolution des meurs et lutter contre cette lèpre symbolique qui envahit nos grandes cités où l’enfance n’a guère sa place (sinon pour le commerce où se multiplient mobiliers. jouets, vêtements, commodités hygiéniques et alimentaires), pour lutter contre le désarroi, la déshumanisation et la solitude, Françoise Dolto proposait que soient mis en place de vastes moyens qui pour être de prophylaxie psychosociale n’en seraient pas moins radicalement différents de ce que notre société a pu proposer jusqu’ici,

Il s’agit d’aider les mères à entendre leur bébé et en particulier sa souffrance, à lui parler, de lui, des siens, de les aider aussi à lui délivrer une parole qui prépare l’avenir. La création de lieux d’accueil, de rencontres, d’échanges et de loisirs où les tout-petits accompagnés de leur parent ou d’un adulte tutélaire peuvent se retrouver, s’inscrit dans ce projet. Sans être exhaustive, notre réflexion traitera dans ce cadre, plus particu­lièrement, de l’accueil de l’enfant à la Maisonnée, des limites qui organisent les relations entre humains, du support d’un groupe vivant, de l’expérience progressive de la séparation d’avec l’adulte tutélaire.

J’INSCRIS TON PRÉNOM   

Dès l’arrivée à la Maison Verte ou à la Maisonnée se dit la première et qui est aussi la principale caractéristique de ce lieu : nous nous adressons d’abord à l’enfant et ceci quel que soit son âge. «C’est à sa personne que nous parlons», disait Françoise Dolto. C’est à lui que la personne d’accueil se présente et demande son prénom. (S’il ne sait pas parler, la maman répond pour lui mais son prénom sera inscrit sur le tableau noir de l’entrée.)

Nous lui montrons alors cette inscription, trace de sa présence unique et distincte de toutes les autres en ce lieu : « Ici, j’inscris ton prénom ! J’y ai déjà noté celui de Pierrette, Xavier, Thomas…»

Enfin c’est à lui que nous faisons visiter les lieux, en expliquant la destination et les règles qui le régissent. Tout le temps qu’il passera là et chaque fois que cela sera possible, nous nous adresserons à lui. le mêlant. s’il n’est pas occupé ailleurs, à la conversation que son adulte tutélaire voudra avoir avec nous. Il nous arrivera même d’aller le chercher pour lui faire partager ce qui s’échange à son sujet ou le faire participer à la discussion sur le sens d’une relation manquée ou d’une difficulté rencontrée à son propos. Jamais les accueillants ne le consoleront autrement qu’en paroles explicatives, jamais ils ne le morigéneront, cette tâche revenant ici comme ailleurs dans la société, à ses parents, selon leurs principes familiaux, leur philosophie et leur narcissisme. Ils ne chercheront pas plus à l’occuper en organisant certaines activités ou jeux, qu’à lui faire quoi que ce soit…

En se contentant de mettre à la disposition de l’enfant jouets, agrès, bassin d’eau, etc. l’équipe de la Maisonnée veut faciliter son accès à des situations, émotions, matériaux, gestes… jamais, si petit soit-il, il n’est empêché de s’essayer à une activité ou à un jeu trop difficile pour lui. Dans la difficulté rencontrée, il est aidé par nous verbalement, jamais physiquement, afin qu’il n’ait pas l’illusion d’avoir réussi une performance qui le tente et dont il n’a pas encore les capacités. Par des paroles précises lui expliquant la technique nécessaire à la réussite de son projet, il pourra dépasser ses difficultés.

Ceci est particulièrement vrai pour les activités psychomotrices permises par le petit toboggan et l’échelle qui permet d’y accéder.

Le bassin d’eau, quant à lui, permet d’infinies manipulations où remplir, vider, re-remplir et faire couler, associant le plaisir nostalgique de la liquidité du premier environnement à l’exercice d’une maîtrise corporelle nouvelle et non sans rapport avec l’acquisition de la «propreté ». Les enfants jouent ainsi, parlent, entrent en contact les uns avec les autres. Des « petits» rencontrent des plus «grands », lesquels offrent, sans le savoir, l’occasion d’identifications promotionnantes qui aident à grandir.

EN ÉLARGISSANT LE CERCLE

Cela se fait d’autant plus facilement que les enfants sont dans la sécurité de la présence de leurs parents qui eux aussi sont invités à parler et à écouter. « Ce n’est pas par les parents que passe l’essentiel, ni par l’enfant, mais par l*enfant et ses parents ensemble », dit Bernard This. De ce regroupement naît une dialectique des «aller-retour » du jeu aussi où apparaît le sens de ce qui a pu rester méconnu jusque-là. C’est pourquoi nous n’accueillons jamais les enfants seuls, pas plus d’ailleurs que des parents seuls. Ainsi des expériences relationnelles ratées et ayant pu entraîner des réactions de désespoir chez le petit peuvent être «reprises». Son adulte tutélaire étant là, il peut le réconforter, éventuellement aidé de l’accueillant, non pas en le prenant en silence dans ses bras pour le bercer (régression nidante réservée aux tout-petits) mais avec des paroles expliquant les causes de son échec ou aidant à mieux apprécier la situation ou les réalités. De manière générale, aucun entretien en aparté n’est proposé si ce n’est tout au début. Très rapidement nous nous arrangeons pour associer d’autres parents aux conversations qui peuvent naître : nous élargissons le cercle. Les autres adultes présents peuvent en effet jouer un rôle capital, dans la mesure où la pluralité des interventions permet une liberté plus grande et où le choix d’une option s’en trouve facilité.

S’adresser directement à l’enfant marque aussi notre projet de ne pas le confondre avec celui qui l’accompagne, sous prétexte que ce dernier en est le tuteur, et de dire aussi notre conviction que cet étayage n’est justement garant de l’identité de l’enfant que parce que distingué d’elle. Chacun a sa propre histoire, ses propres «déterminants», sa propre vie à mener. quels que soient les points de rencontre entre les existences des uns et des autres. Celles-ci doivent être distinguées, y compris et tout particulièrement au sein des familles, là où les circonstances de la vie donnent si souvent à chacun un rôle, un statut, une fonction précise, parfois même une place qui a été ou est encore celle d’un autre…

JE, TU, IL…

Cette confusion des êtres prend dans certains cas des aspects dramatiques et l’histoire se répète alors tel le saphir sur un disque rayé joue inlassablement la même phrase musicale. C’est ainsi que des enfants, qui sont comme investis d’une mission inconsciente, répètent à l’infini ,quelque chose« attendu » d’eux Julien arrive à la Maisonnée, épuisé. Il a un peu plus de vingt mois. Depuis plus d’un an, il réveille sa mère toutes les nuits toutes les deux heures. Celle-ci, tout aussi épuisée que lui, a besoin chaque fois d’une demi-heure pour le rendormir. Quand elle s’absente pour son travail, sept nuits par mois, Julien se réveille deux ou trois fois, mais il suffit à son père de lui dire. depuis son propre lit : «Dors, maman n’est pas là», pour qu’il retrouve le sommeil. Pourtant, quand sa mère est là, rien n’y fait : ni les somnifères prescrits par le pédiatre, ni les menaces du père, ni les interprétations comme, «Tu es un garnement jaloux, qui veut empêcher sa maman d’être avec son mari ».

Nous lui avons demandé si, enfant, elle dormait bien, et elle nous a répondu par l’affirmative, précisant même que dans sa famille «on dormait très bien… même trop bien…». Sachant le «trop» parfois envers du «très» nous avons fait part à cette maman de notre étonnement. Elle nous a alors raconté que sa propre mère avait un matin trouvé son plus jeune fils mort dans son berceau, que celui-ci avait alors neuf mois et qu’elle-même, enfant à cette époque, en avait gardé un souvenir indélébile, de même qu’une profonde angoisse. Celle-ci n’avait certes jamais été parlée, tout au plus le jour des neuf mois de son fils où elle avait dit à son mari : « C’est à neuf mois que mon frère est mort.» Soigneusement refoulée, cette angoisse n’existait pas moins et il était possible de se demander si, depuis cet anniversaire, elle ne se manifestait pas suffisamment fort pour que julien en entende quelque chose et qu’il tente, à sa manière, d’y répondre. Celui-ci n’avait-il pas mis au service de sa mère ses troubles du sommeil, pourtant bien gênants, et ne parvenait-il pas à la rassurer, lui disant en quelque sorte par ses cris : «Ne crains rien, je suis bien vivant.. » ? Comment en avoir le cœur net sinon en associant à ce questionnement le principal intéressé ?

Dûment félicité pour son aide sympathique et son soutien actif à une mère craignant de le découvrir un matin mort dans son lit, distingué ce faisant dans son histoire propre de celle du petit frère de sa mère et enfin libéré par celle-ci de cette « mission », Julien put retrouver un sommeil quiet.

LA PAROLE EN ACTE

 Denis Vassedit que, dans nos structures comme ailleurs, l’acte de parler se révèle la limite constitutive du rapport entre les êtres, d’un être avec tous les autres. Cette limite. mise en acte par la parole, est d’abord limite entre le sujet et ceux qui l’entourent. limite qui n’existe que parce que le «je» est distinct d’un «tu», distinction qui n’est elle-même vivante que par l’implicite référence à un «il».

Toutes les autres limites à la Maisonnée, comme toutes celles qui organisent les relations entre les humains, résultent de la mise en oeuvre de cette parole en acte. «L’intention éthique», comme la désigne Paul Ricoeur4 laquelle est précurseur de toute morale et donc de toute règle. s’édifie d’emblée sur l’articulation tripolaire du je – tu – il. Sans ce tiers qu’est cet «il» (île contre quoi viennent parfois se heurter les flots déchaînés de la mer – pour reprendre l’image du poète Jabes5– sans cette « île» qui vient trouer, déchirer l’infini horizon et sa fascination, point de Je…. je dans la vie, jeux de la vie.

Par la nomination de cet autre, à qui l’enfant doit. pour partie, son existence, par la révélation qu’il n’est pas, lui. le tout de sa mère et par la reconnaissance qui s’y opère d’un autre partenaire, l’enfant se découvre produit d’une rencontre qui l’a précédé, le laissant à jamais en dette. Sans « il », auquel «tu »est référé, ne serait-ce que l’espace d’un désir agi (il s’agit du coït), « je » ne serait pas. On sait de quel prix se paye d’être le fruit d’une parthénogenèse délirante, de même que la forclusion, l occultation de l’existence de ce tiers sans qui la « rencontre ne peut alors que devenir fusion asphyxiante (si l’un des deux est tout, l’autre n’est rien) ou exclusion rejetante (si seul « je» suis tout, l’autre n’est pas absent, il n’est rien) »D. Vasse3.

LA MAMAN DE PIERRE

 La désignation à la Maisonnée de l’accompagnateur de l’enfant par son statut par rapport à lui. patronyme exclu (on dit « la maman de Pierre » ou encore «la tatie de Magalie ») peut, par ailleurs, faire entendre la question de ce «tiers » éventuellement absent : si cette dame n’est pas ici en tant qu’elle-même, mais relativement à Pierre. en tant que sa mère ou sa tatie, qu’en est-il de ceux qui. par cette désignation, se profilent comme peut-être manquant à l’appel ? Combien sont-elles, celles qui, ici comme ailleurs, tentent d’obstruer. inquiètes. l’ouverture pratiquée par ce décentrement, voulant couper court à d’autres avancées en opposant un « il n’a pas de père »qui se veut parfois sans appel. faute de pouvoir ou même de vouloir en appeler réellement à Iui ? «Ah ? Ta maman dit que tu n’as pas de père. Sans doute veut-elle dire que tu ne le connais pas, qu’il ne vit pas avec vous… mais nous avons tous un père et une mère, sans qui nous ne serions pas au monde …•, Par la parole donnée là à l’essentiel, ce qui est au cœur de l’existant. par la biais d’une invite à la convivialité, se  dit tout ce qui est suscité à la Maisonnée : une parole porteuse de sens et pratique de limites en tant qu’échange vrai entre partenaires reconnus. Cet échange (à la lettre : dit­-entre, c’est-à-dire : interdit) conduit à reconnaître celui-ci comme un lien symbolique, un véritable lieu de rencontre dans la parole. «C’est à partir d’une limite interdite que surgissent des sujets, qu’ils naissent dans le rapport de l’un à l’autre3. Ici les règles, loin de gêner la relation aux enfants, ouvrent la voie (voix) à la parole.

UNE RÈGLE PARLÉE     

 Pour certains petits, la verbalisation des interdits est une chose nouvelle : «Chez nous. dit un papa, il n’est pas habitué à ce qu’on lui défende de faire ce qu’il veut… Alors vous pouvez le laisser faire… » Pourtant, la Maisonnée n’est pas « chez eux », c’est le «chez eux » des enfants, de tous les enfants qui sont là… L’enfant nous entend le lui dire, de même qu’il apprend par nous que si chacun faisait ici comme chez lui, en se moquant des quelques règles qui rendent la vie possible pour tous, la Maisonnée deviendrait vite un lieu invivable. Pour certains, la toute-puissance dans laquelle ils sont encore devient alors moins intéressante et ils renoncent bientôt à ces comportements de petits tyrans qui les excluent de facto de la communauté. Quand ils conservent ces attitudes asociales à la maison, ils font clairement la démonstration qu’ils savent, dès quelques mois, distinguer ce qui est permis de ce qui ne l’est pas, où et quand certains comportements sont tolérés et d’autres ne sauraient l’être.

Dans maints cas commencent, grâce à ces interdits, de passionnantes discussions où, dans un face à face tout à fait nouveau pour le tout-petit, vont se nouer des relations qui marquent son accès à un monde plus vaste. Ainsi, une très sérieuse altercation nous avait, Florence (22 mois) et moi-même, occupés une certaine fin d’après-midi. Mon manque d’imagination et mon étroitesse d’esprit d’adulte avaient en effet voulu mettre un frein à son projet, combien plaisant, de remplir le bassin déjà plein d’eau avec des serviettes traînant par là et dont l’usage veut qu’elles servent plutôt à sécher les enfants mouillés… Certes ne m’avait échappé la véritable jubilation que procurait à ma jeune interlocutrice la progressive imprégnation du linge puis son brutal naufrage. La rupture de stock menaçant, il me fallut cependant mettre un terme à un jeu nautique si excitant, ce qui n’était pas précisément du goût de la jeune personne. Les explications et celles de la maman n’y suffirent pas et Florence partit ce soir-là le visage mouillé… de larmes. Quoique convaincu de la nécessité de mon acte, j’en fus pour autant fort peu satisfait. Il n’est pas agréable d’avoir à jouer les «trouble-fête» et les «gâche-plaisir. J’étais fâché d’avoir fâché et craignais pour mes relations avec Florence. L’avenir ne fut pas très long à me confirmer qu’un lien s’était pourtant tissé entre elle et moi. Et quel lien! La semaine suivante, la porte à peine ouverte, se précipitait sur moi la petite demoiselle qui. souriante, la tête levée bien haut pour me regarder «droit dans les yeux » me déclarait : «Bonjour, monsieur non! non, non, non!» Durant toute la semaine Florence, pleine de conviction, avait répété à sa mère ces quelques mots. J’étais devenu pour elle «monsieur Non » et ces quelques mots signaient quelque chose de capital pour… nous deux ! Nous étions l’un par l’autre reconnus. Une relation était née.

Dans toutes les situations d’échange direct avec l’enfant, reconnu comme interlocuteur à part entière, à qui des explications vraies sont données et à qui est signifié l’interdit de la réalisation de l’acte délictueux (et non son désir!), résultent des effets induisant la poursuite, d’une manière ou d’une autre, de la relation entamée.

UN MÉCHANT QUI DIT NON    

 Pour certains parents, les règles en vigueur à la Maisonnée donnent l’occasion de s’essayer à cet exercice pénible qu’est la frustration de leur petit. Sincèrement peinés de devoir intervenir pour signifier leur « non », craignant parfois leur propre violence ou leur ambivalence et s’interdisant d’agir de peur de voir leurs fantasmes devenir réalité, ils utilisent cette offre de la Maisonnée et son contexte groupal et chaleureux pour faire entendre leur voix. Ils «s’entraînent » à leur métier de parents et s’expérimentent dans leur nouveau rôle de « méchant qui dit non ! »

De diverses manières les adultes peuvent ainsi exprimer leur propre rapport à la frustration, à l’interdit, à la loi ! Se souvenir du lien qui existe entre celle-ci et l’interdit de l’inceste permet aussi qu’à la Maisonnée on puisse venir en aide à ces petits « tyrans domestiques » qui, disposant de complicités plus ou moins passives dans la place, parviennent à faire régner un régime de terreur dont les premières victimes sont justement ces complices.

« Non, Alexis ! Non, c’est non ! C’est pas oui ! Si tu ne peux accepter cela, tu ne pourras plus venir jouer à la Maisonnée et je dirai à tes parents de te ramener chez toi.» Au regard noir qu’Alexis me jette, je comprends qu’il m’a entendu. Il part à l’autre bout de la Maisonnée. Sa mère s’approche un peu penaude :

« Nous sommes désolés… mais c’est comme ça tout le temps en ce moment… infernal… ça n’arrête pas !

– En ce moment ?

– Oui, oui.

– Depuis quand ? »

Le père le sait, lui : depuis son retour d’un assez long déplacement à l’étranger, le premier depuis la naissance d’Alexis, il y a trois ans. Craintive et peu habituée à rester seule la nuit, sa femme a donné à son fils la fâcheuse habitude (pour le père) de venir la rejoindre dans son lit le soir. Depuis le retour du père et sa prétention à reprendre sa place, rien ne va plus. Monsieur aurait tendance à se fâcher, Madame préférerait déshabituer progressivement son petit homme de remplacement ; «Mets-toi à sa place! » dit-elle… à son mari.

L’idée n’est pas mauvaise, et le père n’en demande pas plus. Cet accord du couple augure positivement de l’avenir. Reste à en expliquer le sens à Alexis, à lui signifier qu’il en va là d’une loi universelle à laquelle son père. ses grands-pères et tous ses aïeux masculins furent soumis avant lui, La situation n’est évidemment pas toujours aussi claire, comme le montre le cas de Patrick qui lui aussi est entré en contact avec nous par le biais d’une infraction répétée avec insistance comme pour bien se faire entendre.

Mutique, agressif et semblant ne rien entendre lorsque nous nous adressons à lui, ce petit bonhomme de deux ans a du mal à accepter l’interdiction de jouer à l’eau sans tablier ! Chacune de nos invitations à enfiler un tablier lorsqu’il accède au bassin le fait se détourner de ce jeu pourtant fort attrayant… pour y revenir quelques minutes plus tard et essuyer, derechef, un nouveau refus aussi ferme qu’amical.

Son désir est évident et pourtant Patrick ne semble pas entendre nos explications ! Répond-il à quelque impératif qui le dépasse ? La mère observe en silence le manège de son fils : « Il est tenace, mon Patrick !» dit-elle tout à coup. Son sourire ne laisse pas de doute : elle est fière de lui; elle ajoute victorieuse : « Vous n’arriverez pas à le faire plier ! C’est mon fils!» Pour elle il s’agit d’une épreuve de force de laquelle son fils doit sortir victorieux. Ses propres affects participent bien évidemment à cette «résistance passive» et sans doute ne manque-t-elle pas de raisons pour encourager ce garçon identifié à elle à s’exclure de la loi de tous. Elle ne semble rien entendre de nos propos et nous invitons Patrick à se joindre à nous pour lui expliquer que nous avons compris qu’il ne veut pas décevoir sa maman qui ne lui a pas dit d’obéir. Elle non plus n’obéit pas à n’importe qui et montre qu’elle est forte ! Patrick n’en a pas moins envie de jouer à l’eau et il a du mal à résister à la tentation. Il se met à pleurer doucement. La mère réalise peut-être alors dans quelle situation elle l’a mis : coincé entre son désir à elle (qu’il ne cède pas), son désir à lui (de jouer à l’eau) et l’interdit valable pour tous à la Maisonnée, il ne peut qu’enfreindre celui-ci, ce qui le met au ban du groupe social. Emue, elle lui donne l’autorisation de mettre un tablier et sans demander son reste Patrick file en chercher un qu’elle lui enfile.

UN PERMIS DE SE CONDUIRE EN SOCIÉTÉ

 Pour nombre d’enfants, dont nous apprenons qu’ils n’ont guère l’habitude d’être contrariés, ou pour d’autres encore, que nous savons rompus à une discipline stricte et parfois aveugle, apparaissent aussi grâce aux mots mis sur ces règles les premières occasions d’être confrontés à un discours, directement adressé à eux. Celui-ci est relatif non seulement à ce qui est permis et défendu, au pourquoi de ces interdits mais aussi et surtout pour qui. Ainsi découvrent-ils que tous – petits et grands – ont à se plier à certaines règles propres à ce lieu et édictées pour que tous puissent y vivre.

Ils peuvent de la sorte découvrir aussi ce que F. Dolto disait être «la joie humaine de fantasmer la transgression» ou entendre que l’interdit porte non sur le désir reconnu et parlé par un adulte amical mais sur sa réalisation. Ils s’éprouvent ce faisant, courant le risque d’être mis hors la loi, jouant de la séduction ou de la provocation et finissant par accepter celle-ci dans une fierté promotionnante.

La Maisonnée s’offre donc comme un lieu de transition entre la famille avec ses limites propres et le « social » avec ses règles spécifiques…

Insensiblement, s’y réalise pour le tout-petit le passage de l’interdit de l’inceste à ses métaphorisations sociales. On comprend ainsi comment des objectifs de socialisation et de prévention peuvent s’inscrire dans une pratique d’un langage porteur de limites à l’agir mais non au désir ni à son dire, et comment l’enfant, en assumant le non-agir, maîtrise son corps et libère le sujet qui fait de lui un égal symbolique des adultes. Au-delà du cercle familial il acquiert, ce faisant, un permis de se conduire en société.

 DU VASE CLOS…  AU GROUPE VIVANT

La solitude marque nos sociétés. Elle laisse les parents souvent seuls avec leurs questions et leurs peines, et la relation à l’enfant, pourtant attendu et espéré, se révèle pour certaines femmes isolées une réelle prison, N’avoir personne pour garder leur bébé les conduit à interrompre les activités qu’elles avaient «avant», hors de la maison. N’avoir personne à qui parler des problèmes posés par cette naissance fait prendre à ces questions une ampleur démesurée. L’ «exaspération» et la « déprime » ne tardent pas à envenimer encore la situation. La tension de la mère est alors ressentie par l’enfant qui, en allant mal, augmente d’autant l’angoisse maternelle. Certaines femmes «choisissent», elles, de tout investir sur cet enfant qui devient leur principale raison de vivre. Pour elles, plus rien d’autre ne semble compter. Le père en tant qu’amant se sent, ou est, réellement exclu ; tout au plus doit-il des prestations de services comme compagnon auxiliaire utilitaire (un peu comme un retour à la phase de latence, où garçon et fille jouent à la poupée, la fille sachant, elle, comment faire et dirigeant les opérations!). Si elles-mêmes ne semblent guère souffrir de la situation, il n’en va pas de même pour leur enfant pour qui la relation à l’autre s’avère difficile voire franchement dramatique comme en témoigneront les premières séparations. En attendant celles-ci, ces enfants évoluent « en vase clos ». Leurs rencontres avec d’autres enfants au jardin public ou en famille se passent mal. Introduits avec réticences au monde environnant ils vivent celui-ci comme peu attractif, voire dangereux.

Ainsi la mère de Serge ne semble pouvoir se séparer de son fils. Elle dit qu’il ne peut, lui, vivre sans elle. Elle n’a jamais tenté de le confier à qui que ce soit, car elle sait d’avance que « son malheur sera sans limites ». Effectivement, elle le suit dans tous ses déplacements et, sans s’en rendre compte, s’interpose entre lui et les enfants qui s’approchent et dont, comme elle, il a peur. La solitude ne semble pas lui peser beaucoup et elle se dit fort contente de leur vie commune. Elle ne dit pas pourquoi elle est venue à la Maisonnée, mais nous sentons une grande anxiété en elle.

Elle aussi reviendra plusieurs fois avant de confier ses obsessions. La peur de mal faire existe depuis fort longtemps, mais la naissance de Serge a décuplé celle-ci. Seule à Strasbourg, où elle n’a personne à qui parler de ses doutes et incertitudes, la Maisonnée lui fournit pour l’instant une oreille compatissante et quelque peu complice, en la personne d’une autre mère. Bientôt, autour d’elle, une discussion s’anime. Une grand-mère, deux mamans et une nourrice participent au débat. La maman de Serge n’est plus seule avec ses angoisses. Elle peut laisser tranquille son fils qui n’en demande pas moins (ou pas plus) ! Celui-ci peut, comme les autres, «faire ce qu’il a à faire» avec ceux qui se trouvent là, découvrir les joies et les difficultés de la relation à d’autres semblables, élargir son champ de vision et d’activités.

Dans ce cadre, les enfants aussi sont «en action», ne serait-ce que par l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres. Quand Marco, pourtant bien décidé à ne pas lâcher d’une semelle sa mère, quitte, à la grande surprise de celle-ci, d’un coup ses genoux pour courir escalader le toboggan où d’autres enfants s’amusent, quand Nadia finit par faire réagir Jérémie qui joue dans son coin tout seul en tournant inlassablement avec un «snoopy-crécelle», c’est le groupe en vie qui est à l’œuvre.

Quand, de jour en jour, les enfants animent par leurs jeux et leur voix des jouets qui sans eux resteraient immobiles et silencieux et que, de ce fait, d’autres viennent les leur prendre et que s’engagent rapports de forces, jeux de domination et de séduction, c’est la vie qui dans le groupe « agit ».

La Maisonnée, par ses offres de convivialité, met ainsi sous les yeux des petits, comme des grands, le spectacle du groupe en action. Les grands, échangeant dans la quiétude, montrent aux petits les possibilités de la rencontre. Détendue, quand elle quitte la Maisonnée, la maman de Sophie peut lui donner son bain et son dîner comme depuis des mois elle ne l’a pas fait. Elle peut même, de nouveau, lui chanter des chansons en la couchant. Une autre peut, ici enfin, parler de «tout et de rien», d’elle et de son enfant, et bavarder à son aise. Il y a là d’autres mères, grand-mères, pères ou nourrices ainsi que des personnes d’accueil qui ne demandent pas mieux que de l’écouter. Son mari la retrouve le soir, apaisée, moins «soûlante», dit-elle.

Ces échanges montrent aussi la tolérance des différences, l’entraide possible entre les êtres humains, les amitiés structurantes. A la Maisonnée, naissent en effet des liens qui peuvent à l’occasion se prolonger : Catherine (18 mois) et Jean (28 mois) sont ainsi partis ensemble en vacances cet été.

Ils s’étaient rencontrés à la Maisonnée et étaient devenus inséparables, réclamant, dès leur arrivée, leur petit copain respectif.

Leurs parents décidèrent de partager une location au bord de la mer, comme d’autres organisent, grâce à leur rencontre à la Maisonnée, activités du samedi soir, petits et grands services, système de « garde familiale ».

La présence des grand-mères, « taties» ou <nounous» plus âgées, permet quant à elle des rapports entre des personnes de générations différentes.

FAÇONS DE VOIR ET DE DIRE

 Pour les enfants venus d’ailleurs, la rencontre de petits et grands français, se fait dans un contexte chaleureux et bien différent de celui qu’ils connaissent si souvent.

Ainsi Leïla et Zaïda, venues à la Maisonnée avec leur mère peu de temps après leur arrivée en France, terrorisées, hurlantes comme jamais à l’approche d’hommes de l’équipe ou de papas accompagnant leur enfant. Leur père à elles, en France depuis plusieurs mois, avait décidé quant à lui que ce lieu pourrait leur convenir. Il avait précisé : «Elles parlent pas le français, mais ça fait rien !» C’était vrai. Elles vinrent donc toutes trois pratiquement tous les jours, leur père les rejoignant parfois quelques minutes en fin d’après-midi. En deux ans, Leïla et Zaïda ont constaté que le monde où elles vivent à présent n’est pas aussi dangereux qu’il n’y paraît. Souriantes et libres dans leur corps et leurs mots, elles évoluent à présent à la Maisonnée où elles ont appris à parler notre langue. Elles accueillent les nouveaux et font visiter les locaux. Une petite sœur et un petit frère sont venus agrandir la famille et viennent à leur tour à la Maisonnée vivre des amitiés, crier des victoires, pleurer des défaites, parler avec les autres et même… montrer leurs différences…

A ce titre, ils ressemblent à Juan dont la mère non plus ne parle pas français, à Nadia dont le père dit qu’«elle n’est pas d’ici», à David et son frère Daniel aux longues papillotes hassidiques.

Tous, sans exception, ont leur place à la Maisonnée et tous par leurs confrontations s’y enrichissent et enrichissent leurs parents. Par l’insertion de leur petit dans une vie relationnelle «ouverte» et les effets promotionnants qui en découlent, nombre de mères parviennent à se dégager de l’esclavagisme de «bonne mère » au service exclusif de leur enfant. Celles qui lentement étouffaient, constatent les progrès de leurs petits, reprennent goût à la vie de femme, d’épouse, de citoyenne, renouent avec des habitudes et des connaissances «anciennes». Du coup apparaît aussi un soulagement de la culpabilité parfois déjà freinatrice du développement moteur ou affectif de leur petit et celui-ci peut faire preuve de davantage d’autonomie.

DE NOUVEAUX POSSIBLES    

 Le jeu des identifications réciproques ouvre aussi les enfants à de «nouveaux possibles», offre des alternatives aux propositions imaginaires de leur foyer, et cela se révèle particulièrement précieux quand la famille, réduite à sa forme nucléaire (c’est-à-dire appauvrie en supports identificatoires), se montre par trop captatrice, contraignante dans ses «modélisations», ou au contraire marquée de béances ou de paradoxes qui se révèlent à l’occasion pathogènes car affolants…

Ainsi Marc, âgé de 2 ans et 9 mois… Lorsqu’il vient pour la première fois, nous sommes étonnés par ce petit garçon hurlant dans les bras de son père obligé de le porter pour le faire entrer. Caché contre lui, refusant tout regard étranger, rien ne le calme, et, patient, le père va s’asseoir avec lui dans un coin isolé. Tout en essayant de le consoler, il nous raconte que c’est le pédiatre qui l’adresse à nous après avoir déconseillé une entrée en maternelle : « Je préférais qu’il soit à l’école, plutôt que seul avec sa mère », nous explique-t-il.

il s’avère que celle-ci vit à ce moment un épisode psychotique et que Marc, qui évoluait tout à fait normalement jusqu’à l’âge de un an, un an et demi, régresse à présent, est incapable de supporter toute personne étrangère, ou encore de se trouver ailleurs que dans son cadre habituel.

Le pédiatre jugeant impossible une entrée à l’école dans ces conditions avait conseillé à son père de venir quelque temps à la Maisonnée afin de le préparer à la prochaine rentrée scolaire.

Dans les mois qui suivent ce papa amène régulièrement son fils dans ce lieu nouveau que Marc peut « apprivoiser » à son rythme. Nous nous contentons, quant à nous, d’écouter son père, conscients que nous sommes du fait que ce qu’il dit est autant adressé à Marc qu’à nous-mêmes. Progressivement, Marc se montre moins craintif, agrandit son périmètre de sécurité – dont le pôle central reste le père -, s’éloigne pour aller chercher un jouet qu’il ramène, supportant de mieux en mieux les approches des enfants ou des autres adultes présents. A trois ans il peut entrer à l’école le matin, et son père le ramène encore quelquefois l’après-midi et nous raconte les progrès réalisés par Marc là-bas ; il parle à présent, quoique cela semble encore lui demander un effort, et il a acquis la propreté.

Le transfert sur le lieu Maisonnée n’y est sans doute pas pour rien. Notre fonctionnement «en creux» dans ce lieu d’accueil, où le cadre symbolique a pu servir d’étayage au père dans sa fonction de tiers entre cet enfant et sa mère, mais aussi les offres transitionnelles d’un groupe proposant des images et des supports identificatoires, alternatifs ou compléments de ceux fournis dans sa famille, ont pu, pour lui comme pour d’autres, participer à sa progression.

Ajoutons que c’est bien parce que la Maisonnée ne se propose pas comme «bons parents» de substitution et n’impose pas de «meilleurs parents», que cet étayage peut s’effectuer…

UNE SÉPARATION PROGRESSIVE

 En interdisant aux adultes de laisser leurs enfants seuls à la Maisonnée, nous voulons permettre aux tout-petits de s’éloigner de leurs parents à leur gré, à leur rythme et durant le temps qu’ils le désirent eux, cela afin d’éviter les souffrances des séparations trop brutales ou trop précoces dont il reste si souvent regrets, rancunes et séquelles.

Au contact d’enfants déjà engagés dans des jeux et des échanges auxquels il peut se mêler, ou attiré par d’autres adultes se trouvant là, le petit nouveau venu à la Maisonnée peut commencer à aller et venir, passant d’un endroit à l’autre, d’une salle à une autre.

Il peut, quand il le souhaite, échapper au regard de sa mère ou de son père, revenir vérifier si celle-ci (ou celui-ci) est toujours là, l’inviter à le rejoindre pour lui faire part de ses découvertes, ou de quelque victoire sur lui-même ou autrui.

Progressivement et selon ses propres possibilités, il peut s’expérimenter vivant, ne serait-ce qu’un instant, hors du regard de celui qui, par sa présence proche, reste cependant garant de son identité et peut se révéler alors, lui, en difficulté, inquiet ou angoissé d’être quitté par son petit.

Grâce à cette règle qui oblige la coprésence des deux partenaires concernés, peut se préparer une séparation dont les premiers effets peuvent être repérés, reconnus et enfin… parlés.

Surprise dans son inquiétude, incapable de laisser son petit s’éloigner sans constamment le chercher, le rappeler ou encore le suivre, la maman du petit Xavier (11 mois) veut s’expliquer: « Je ne peux pas faire autrement, c’est plus fort que moi… » Si sa voisine en plaisante et se moque gentiment d’elle, une autre dame, dont elle croise le regard à ce moment, accepte de recevoir sa plainte… Une discussion s’engage… Xavier en profite pour filer à l’anglaise dans la pièce d’à côté. Quand elle s’en rend compte quelques minutes plus tard, apaisée d’avoir pu parler, encouragée par le climat dans lequel elle s’est sentie elle aussi sécurisée et grâce auquel elle a pu un peu se «raconter », elle va le voir, mais revient aussitôt sans le déranger dans son jeu.

Il n’y a pas que les enfants qui ont des victoires sur eux-mêmes dans ce lieu !

A Jonathan qui vient pourtant régulièrement à la Maisonnée, il faudra plusieurs semaines pour parvenir à quitter le corps à corps dont on ne sait si c’est lui qui ne peut s’en passer ou sa mère qui l’impose. Celle-ci a pourtant fait savoir qu’elle vient pour «cela» à la Maisonnée, mais son ambivalence est grande : Jonathan est né prématurément et la maman se sent fort coupable de la fragilité qui lui reste de cette séparation trop précoce.

Pour de nombreuses mères, l’expérience menée par elles en parallèle à celle de leur enfant et grâce à d’autres adultes avec qui elles peuvent échanger sur ce qu’elles vivent et ressentent, aboutit à une véritable libération. C’est particulièrement le cas quand ces projets de séparation amènent chez elles la reviviscence de souffrances anciennes.

PARLER DES SOUFFRANCES  ANCIENNES

 Ainsi, la mère de la petite Christiane qui, à plusieurs reprises, nous dit combien sa petite fille est différente d’elle… Celle-ci, âgée de 18 mois, bouge tout le temps, ne peut rien entreprendre sans appeler sa mère, s’inquiète constamment de celle-ci… Un jour que sa maman s’est éloignée pour aller aux toilettes, Christiane se met à hurler… Bouleversée, sa mère lui revient en larmes, la prend dans ses bras et lui dit que jamais elle ne l’abandonnera… Nous n’en saurons pas plus de l’histoire de cette femme parce qu’elle n’en dira rien et qu’à la Maisonnée nous ne questionnons pas. A-t-elle, elle-même, été abandonnée dans son jeune âge ?A-t-elle abandonné un enfant né avant Christiane ? Une seule certitude : celle-ci partage avec sa maman le poids d’une histoire. Espérons que cette maman trouvera à la Maisonnée ou ailleurs la possibilité de parler à son enfant de sa propre souffrance et puisse, ce faisant, l’aider à… s’en débarrasser.

D’autres souffrances liées à des séparations précoces du tout-petit peuvent être parlées à la Maisonnée. Ce sont celles qui résultent de ruptures n’ayant pu faire l’objet d’une préparation : hospitalisation d’un des partenaires des premiers temps de la vie, mort d’un proche, voyage, divorce, « ratage» d’une mise en nourrice ou en crèche.

De savoir, à la Maisonnée, que la séparation précoce d’avec un enfant est chose difficile non seulement pour les enfants mais aussi pour leur mère (parfois leur père) nous conduit à inviter celles et ceux qui veulent aborder cette question, à parler leurs sentiments au sujet des différentes solutions envisagées, quitte à les voir découvrir que les raisons officielles en cachent parfois d’autres moins « avouables». Ainsi, plusieurs mères constatèrent, à la Maisonnée, que derrière leur fort désir de rester à la maison se cachait en vérité celui de reprendre leur travail. Inversement certaines firent la découverte que leur agressivité à l’égard des assistantes maternelles dissimulait mal une jalousie que d’autres pensent pouvoir mieux «gérer» en confiant leur enfant à une crèche où le nombre des intervenantes les rassure.

De nombreux parents y découvrirent de même que l’enfant doit savoir à qui et pourquoi il est confié, qu’il doit lui être dit quand il sera de nouveau cherché, qui le fera, etc.

Pour la plupart des enfants à la Maisonnée, à la suite de difficultés apparues après une séparation, rien ou trop peu de chose n’est venu donner du sens à l’étrange et parfois catastrophique expérience de rupture.

Ici, encouragés à revenir sur ces épisodes douloureux, et aidés à les parler, leurs parents peuvent parvenir à minimiser leur impact. Ils peuvent aussi y préparer de nouvelles séparations et faire que celles-ci puissent être mieux vécues que les précédentes.

UNE ÉTHIQUE CONTRAIGNANTE      

 Nous venons de décrire quelques-uns des axes de  réflexion qu’une équipe comme celle de la Maisonnnée6 a emprunté à la Maison Verte pour atteindre ses objectifs.

Nous avons dit le sens que nous donnons à ce travail et tenté de montrer pourquoi ces modalités n’ont de pertinence qu’admis ce qui les origine et les justifie : une conception de l’enfant reconnu comme sujet ! Là se fonde une éthique, rigoureuse et contraignante. inconfortable et pas forcément compatible avec les missions de certains services sanitaires et sociaux.

Parfois cette éthique n’est admise que « pour la forme» ou se trouve contestée : les modalités décrites plus haut restent pourtant en vigueur mais se vident alors de leur sens. Ailleurs, et comme nous l’écrivions avec Françoise Dolto voici quelques années7 , dans des structures qui ne manquent pourtant pas de se réclamer de la Maison Verte, ces modalités peuvent pour diverses raisons pratiques ou institutionnelles se voir «modifiées » sans que ne soient prises en compte les raisons qui ont conduit à en arrêter la forme. Or, de certaines d’entre elles comme l’anonymat des visiteurs, la présence obligatoire et permanente d’un adulte garant de l’identité de l’enfant, celle d’un psychanalyste (ou du moins d’un personnel d’accueil analysé) ou encore l’autonomie de la structure par rapport aux organismes financeurs, dépendent non seulement le «style» de ces lieux, mais aussi et surtout la place qui peut y être faite à l’enfant et à sa parole. Supprimer ou même adapter ces modalités essentielles conduit évidemment à faire autre chose, autrement ! Si Françoise Dolto disait que l’expérience de la rue Meilhac n’est pas une « vérité » définitive et immuable et que chaque équipe doit faire ce qu’elle a à faire, elle affirmait aussi que la Maison Verte n’a pas pour autant à servir de caution à tous ceux qui se réclament d’elle.

Plutôt que de fédérer et d’unifier le mouvement qui s’amorçait, devoir élaborer un « label» et délivrer des « accreditur», nous avions décidé avec elle en 1987 de réagir à la démultiplication des projets se disant «Maison Verte » mais supprimant de leurs modalités d’action ce qui en garantissait l’éthique fondatrice et le « tranchant», par un effort d’information. Aujourd’hui plus que jamais, partenaires financiers, professionnels « prescripteurs » ou équipes désireuses de «faire pareil» doivent très exactement savoir de quoi il retourne dans ces lieux pas comme les autres… Cette façon de faire nous paraît seule capable d’empêcher que la propagation de l’expérience géniale de la Maison Verte ne se fasse au prix d’un dévoiement qui en signerait la mort.

 

BIBLIOGRAPHIE      

1 – Dolto (F.) : «Les partenaires de l’enfant à l’école» (p. 16-23 et p. 111-128) in Ecole et prévention, ouvrage collectif – collection Accord – Toulouse, Eres, 1986, 222 p.

2 – Dolto (F.) : La difficulté de vivre Paris, Inter-éditions, 1981, 294 p.

3 – Vasse (D.) : Des limites du Jardin Couvert aux frontières entre les peuples Essai sur la limite vivante – Doc. de travail APELIPA 1985-1986.

4 – Ricœur (P.) :Avant la loi morale : l’éthique in «Les enjeux»» – Encyclopedia Universalis (p. 42-45), 1986.

5 – Jabes (E.) : Récits Montpellier, Fata Morgana, 1983, 32 p.

6 – Ferencz (N.) « La Maisonnée – Un lieu de prévention des troubles relationnels précoces par l’école et la parole, 1988, thèse de médecine n° 222, université L. Pasteur de Strasbourg. 7 – Dolto (F.)  Schauder (C.) : «De l’idée à ses réalisations» in Le Journal des Psychologues, mars 1987 (p. 32).